Cher Eddy Mitchell,
Vous faites partie, avec les autres artistes signataires d’un
document qui réagit à deux amendements au projet de loi DADVSI votés il y a quelques jours par nos députés, d’un univers français de la musique et du cinéma qui m’a accompagné pendant des longues années, et que j’aime.
Comme, je le crois, la presque totalité des Français, je ne ferais rien qui puisse mettre en danger l’existence d’une culture cinématographique, musicale, et artistique en général, qui nous donne, à tous, cette nourriture de l’esprit qui nous est si indispensable. Et pour cela, je crois fermement que l’on doit permettre aux artistes d’êtres rémunérés convenablement.
Et pourtant, je fais partie des 130.000 personnes qui ont signé la
pétition lancée par EUCD.INFO contre le projet de loi DADVSI.
Je fais partie de ce
75% de Français qui sont favorables à la mise en place d’une licence globale sur Internet.
Je fais partie de ceux qui ont applaudi le courage et l’indépendance des députés qui ont dépassé les clivages partisans pour voter, la nuit de ce 21 décembre, les amendements
153 et
154 au projet de loi DADVSI qui ouvrent la porte au libre échange des œuvres numériques, moyennant une juste compensation des ayant droit.
Oui, ces mêmes amendements qui vous ont fait parler d’
expropriation des droits d’auteur sur Internet.
Y a-t-il là une contradiction profonde dans ma position, une schizophrénie latente qui me pousserait à exproprier les biens de quelqu’un que j’aime ?
Comme
les 13500 artistes signataires d’un appel paru il y a quelques jours, je ne le pense pas.
Je crois au contraire que, avec les autres signataires de votre texte, vous êtes en train, sans le savoir, de faire le jeu de sociétés qui, prétextant défendre vos intérêts, s’occupent surtout des leurs, au dépens des vôtres.
Concédez moi quelques minutes de votre temps, et je vais essayer de vous expliquer pourquoi vous devriez remercier votre vaste public qui vous aime, et soutient la licence globale, et vous méfier des puissants lobbys qui vous enrégimentent dans une campagne à base de police informatique contre vos propres concitoyens.
Rassurez vous, je ne vais surtout pas vous faire encore un grand discours creux, comme on en voit beaucoup trop en ce moment, sur les deux philosophies qui s’affrontent face à la révolution numérique : je serais beaucoup plus concret, en vous montrant avec les chiffres fournies par vos propres maisons d’éditions où se trouve votre intérêt, et celui de vos collègues.
Le marché traditionnel de la musique en France : qui y gagne, et combienMonsieur Mitchell, les maisons de disques vous ont convaincu que la mise en place du projet de loi DADVSI faite dans les termes actuels, qui permettent aux géants du logiciels d’avoir une mainmise totale sur les échange d’information sur Internet, va préserver vos droits, alors qu’une idée qui vous a été présentée comme complètement farfelue, la "licence légale sur internet", vous réduirait à la misère.
Rien n’est moins sûr, et j’imagine que sur un sujet d’une telle importance vous êtes prêt à investir quelques minutes de temps pour vérifier ce que l’on vous dit.
Pour comprendre les enjeux actuels, et savoir où se trouve votre intérêt économique, il faut que vous découvriez, vraiment, pour chaque euro dépensé par un de vos fans, combien vous touchez à la fin du mois.
Ce n’est pas si facile que cela, vu la complexité des contrats et l’opacité du système, mais dans votre cas, il vous suffit d’éplucher patiemment les contrats vous liant avec votre maison d’édition : dans ces quelques dizaines de pages, perdus dans le charabia juridique, vous devriez trouver une sorte de tableau indiquant vos droits sur les CD ou DVD vendus. Cela ressemble à peu près à ceci : jusqu’à 100.000 copies, vous touchez x% du prix de vente net hors taxe, entre 100.001 et 500.000 copies, vous touchez y% (avec y un peu plus grand que x), et au delà de 500.000 copies, vous touchez z% (avec z un peu plus grand que y).
Comme x, y et z varient d’un chanteur à l’autre et d’un disque à l’autre, mieux vaut regarder la situation moyenne des artistes en France dans ce qui suit.
La répartition du prix des CD ...En se basant sur des chiffres qui ont circulé dans différents dossiers parus dans la presse grand public, et confortées par
le rapport du CSPLA (quoique ce rapport ne parle que des données de 2002, largement obsolètes), il semble que les auteurs, compositeurs, éditeurs, artistes, musiciens et interprètes reçoivent à peu près 14% du prix de vente ttc, la grande distribution empocherait 18%, l’État 16.4% alors que les maisons de disques gardent un peu plus de 50%.
Donc, quand un musicophile dépense 31 euros pour votre dernier coffret, vous touchez, avec les autres ayant droit, à peu près 4,34 euros, les restants 26,66 euros étant perdus pour vous.
... limite les revenus des artistes ...Autrement dit, avec ce mode de fonctionnement de l’industrie du disque, vous êtes condamné, avec vos collègues, à faire dépenser à vos fans qui veulent vous faire vivre en vous payant des droits d’auteur,
six fois plus de ce que vous touchez.
C’est dommage, parce que cela vous pose un gros problème, et je ne parle pas d’un problème éthique, juste d’un problème financier : à ces prix là, votre public qui vous aime ne risque pas d’acheter beaucoup de coffrets dans l’année !
En effet, le budget des ménages dédié aux loisirs et à la culture est déjà le plus gros poste de dépenses après le logement et la nourriture, et selon
une étude récente publiée aux Etats-Unis les dépenses des ménages dans ces activités n’ont cessé d’augmenter depuis 1968, en progressant plus vite que les salaires : il est fort raisonnable de se demander si l’on n’a pas simplement réussi à vider les poches des citoyens au point qu’ils soient obligés de faire des choix entre aller au cinéma et télécharger la dernière sonnerie branchée.
Si ce seuil est atteint, et on peut bien commencer à y croire, cela veut dire que les revenus pour les artistes sont condamnés à plafonner (comme indiqué par une statistique
publiée par le SNEP) aux revenus tirés par la vente, en moyenne, de 6 albums, 6 singles et 4 DVD par an à chaque acheteur, ce qui revient à 14% de 1,4 milliards d’euros (le chiffre prévisionnel pour 2005), i.e.
196 millions d’euros.
Rappelez-vous bien ce chiffre, parce qu’avec le mode de distribution traditionnel vous (je veux dire l’ensemble des artistes, et pas seulement français) ne toucherez pas
un centime de plus de votre public.
Laissez-moi dire cela encore plus clairement : criminaliser la copie peut certainement changer la répartition du budget loisir des ménages entre les différents biens culturels, mais cela ne fera pas augmenter l’enveloppe globale dépensée par les ménages.
Le public, privé de copie privée, se retrouvera alors culturellement plus pauvre, mais les artistes ne seront pas plus riches pour autant.
... DADVSI peut faire perdre au moins 43 millions d’euros par an aux artistesOr, les mauvais conseillers qui vous entourent vous poussent à soutenir de votre poids le projet de loi DADVSI : ce projet de loi
punit plus sévèrement celui qui utilise un logiciel libre pour lire un CD de musique rendu incompatible avec son lecteur par des astuces techniques douteuses que l’on appelle DRM, que ceux qui diffusent des vidéos pédophiles. Cela est fait dans le but de rendre impossible ou très risqué le contournement des instruments de contrôle de l’information mis en place par les géants du logiciel d’outre-atlantique, mais on vous fait croire que c’est en réalité pour protéger vos droits d’auteur.
Je suis certain qu’on s’est bien gardé de vous expliquer que ce projet de loi pose les bases de la destruction de la liberté individuelle dans la société de l’information, le contrôle de masse des usages culturels, la concentration monopolistique des multinationales du logiciel et du contenu, la criminalisation des individus, et l’entrave à cette recherche en informatique qui est primordiale pour que la France garde sa place dans le peloton de tête de l’économie numérique, pour ne pas parler de certains amendements scélérats arrivant même à proposer de détruire les logiciels libres qui sont au cœur de l’Internet.
J’imagine qu’on n’a pas jugé intéressant de vous signaler que ces DRM ne sont pas un cadeau du ciel, mais des outils techniques qui ont un coût (et les géants des logiciels s’en frottent déjà les mains), et ce coût viendra forcement en diminution de vos revenus : le public n’accepterait pas facilement d’acheter des CDs bridés à un prix plus élevé que celui des CDs d’antan.
Je crois qu’on a oublié aussi de vous signaler qu’une partie importante de vos revenus (à peu près un cinquième) vient aujourd’hui d’une redevance sur les supports vierges au titre de la copie privée (privée, cela inclut le droit de donner une copie de mon album préféré à qui bon me semble, tant que ce n’est pas à usage commercial). Savez-vous que si ces DRM venaient à être imposés par la loi DADVSI, votre public serait bien fondé à en demander la suppression ? En effet, si un DRM empêche la copie, il n’y a plus copie privée, et sans copie privée, il ne peut y avoir de redevance sur la copie privée, quoi que puissent en dire les lobbystes dans les couloirs du palais.
Savez vous que cette redevance
a rapporté en 2004 plus de 87 millions d’euros ? Savez vous que, sur cette redevance, la part des auteurs, artistes et interprètes est d’un peu plus de 50% ? [
1]. Cela veut dire que, si le DADVSI passe, vous pouvez rester assuré de perdre au moins 43 millions d’euros par an, (un cinquième des revenus des auteurs, artistes et interprètes), du simple fait de la mise en place des DRM.
Donc, au fait, ce texte DADVSI que vous soutenez ne fera rien d’autre que maintenir l’ancien système de distribution, avec les artistes réduits à voir seulement 14% de ce que leur public débourse, et de plus, condamnés à perdre sûrement 43 millions d’euros par an contre la vague promesse de meilleurs revenus grâce à l’empêchement des copies privées.
... alors que la licence globale leur en rapporte presque 200 ! ...Par contre, la licence globale sur Internet permettrait au public de réaliser son souhait d’entendre pendant l’année bien plus de 6 album, 6 singles et 4 DVD musicaux, sans vous obliger à trouver un moyen d’augmenter le salaire moyen des ménages. Avec
9 millions de foyers connectés à Internet, et avec un prix de 4 euros par mois, que les internautes sont prêts à payer
si on arrête de les criminaliser et on leur laisse la liberté culturelle qui vient avec les échanges de pair à pair, cela rapporterait
432 millions d’euros, dont
216 millions directement aux artistes. Et cela ne ferait qu’augmenter avec la multiplication des abonnements internet haut-débit [
2].
Si vous ajoutez la redevance pour copie privée, cela fait 216+43 =
259 millions reversés aux artistes, donc
bien plus de tout ce que les artistes gagnent avec le système traditionnel.
Est-ce que vous voyez ce que ce chiffre signifie ?
Cela signifie que, loin de mettre les artistes aux chômage, la licence globale sur Internet est capable de leur garantir un revenu de substitution
plus important que celui obtenu aujourd’hui au bout de longues et exténuantes négociations avec les maisons d’édition.
En d’autre termes, même si tous les internautes qui payent la licence globale arrêtaient complètement d’acheter des CDs et des DVDs,
les artistes non seulement ne perdraient rien, mais auraient un bénéfice financier supplémentaire significatif.
Cependant, toutes les études, dont
la plus récente date d’il y a seulement quelques semaines, montrent qu’en réalité les plus gros copieurs de musique en ligne sont aussi ... les plus gros acheteurs de CD et DVD !
Donc il se peut bien que la licence globale ne vienne pas en substitution, mais
en complément des revenus traditionnels des artistes.
Ça veut dire que, au contraire des DRM qui risquent fort de vous faire perdre au moins 43 millions par an de redevance pour la copie privée, la licence globale sur internet pourrait carrément
doubler vos revenus dans les prochaines années, monsieur Mitchell...
Ne vous trompez pas d’ami.Alors pourquoi la conspuer ? pourquoi insulter les députés qui, en un sublime instant de lucidité, ont su dépasser les clivages partisans pour proposer un système qui va dans l’intérêt de tous ?
Vous avez maintenant la possibilité de cueillir le fruit de la révolution numérique, en respectant un public qui risque de ne pas aimer qu’on le criminalise injustement, et en préservant les libertés individuelles qui seraient mises à mal par les DRM [
3].
Bien sûr, les maisons d’éditions, qui vous ont fait croire pendant longtemps être vos amies, vont perdre de l’argent au passage, mais vous, les artistes, vous allez en gagner beaucoup.
Or, je sais bien qu’en ce bas monde il y a plein de gens à l’esprit borné qui sont prêts à piétiner les droits des autres si cela leur rapporte, mais dans votre cas, et celui des autres artistes signataires de ce texte qui s’oppose à la licence globale, cela serait une des rares occasions où j’aurais vu quelqu'un qui en fait des mains et des pieds pour y être de sa poche.
Alors, s’il vous plaît, Monsieur Mitchell, prenez le temps de réfléchir à vos intérêts, et vous verrez que le public est votre ami, et que la licence globale est le plus beau cadeau qu’il pourrait vous faire.
Roberto Di Cosmo