Rencontre avec le photographe Salah Benacer | Salah Benacer est photoreporter. Il a vécu pendant un mois et demi aux côtés des patients du centre de traitement psychiatrique d'Antoby, à Madagascar. Le traitement appliqué : l'exorcisme. Il nous parle de son reportage étonnant, aux frontières de la folie. |
Comment êtes-vous devenu photographe ?J'ai travaillé huit ans dans l'industrie, mais la
photographie a toujours été une passion. Ce qui veut dire que j'y
consacrais beaucoup de temps en dehors de mon travail, je prennais même
du temps sur mes vacances pour faire des reportages. Je suis allé en
Roumanie faire un sujet sur les mines d'or partager le quotidien des
mineurs. Il y a quatre ans, j'ai choisi de franchir le pas, d'essayer
d'en vivre. C'était une passion et vraiment un rêve, donc j'ai comme
partie de réaliser mes rêves, c'est tout.
Comment avez-vous connu le centre d'Antoby et qu'est-ce qui vous a donné envie d'y faire un reportage ?Je suis parti à Madagascar pour rejoindre des marins
que j'avais rencontrés au Havre, et qui étaient abandonnés sur un quai
depuis six mois. Je les ai ensuite suivis au Togo et à Madagascar où ils
terminaient leur voyage, plus exactement à Tuléar, dans le sud de
l'île. Voilà comment je suis arrivé à Madagascar.
La folie était un sujet qui m'intéressait
personnellement. Je crois avoir lu deux lignes dans un document, quelque
part sur Internet, qu'il y avait des lieux reculés à Madagascar où l'on
soignait les gens d'une manière un peu particulière.
De fil en aiguille, arrivé une fois sur place, je me suis mis en quête
de ce lieu. Et un jour je suis arrivé à Antoby, qui était à 5 ou 6
kilomètres de la ville de Tuléar.
Quel était votre sentiment à l'arrivée au centre psychiatrique ?J'ai commencé par rencontrer le pasteur et la
fondatrice du centre, Maman Jeanne. On a discuté, qui j'étais, pourquoi
je venais. Ils ont réunis un petit comité de village pour savoir si je
pouvais rester, et s'ils acceptaient que je prenne des photos ou non.
Lorsque j'ai passé la porte de la première pièce où les gens sont
enchaînés, j'ai repris ma respiration et, en silence, je me suis dit
"voilà, il va falloir être là".
Rien ne me préparais à rencontrer cette condition humaine. C'est
terrible de passer le pas d'une porte et de voir ces gens, dans le
dénuement le plus total, à même le sol, enchaînés. Cela a été une douche
froide. Je me suis dit "je suis là pour faire des photos". Donc
calmement j'ai repris mon appareil photo et j'ai commencé à me
rapprocher des gens, à essayer de leur parler avant de prendre des
photos, de m'accrocher à quelque chose.
Quelles relations avez-vous pu entretenir avec les patients ? Comment ont-ils réagit face à votre présence ?D'abord cela dépend de quel type de patients. Car à
Antoby, il y a à la fois des gens qui sont atteints de maladie mentale,
mais il y a aussi des gens qui sont amenés par leurs parents parce que
convaincus d'être un peu toxicomane, ou bien parce qu'ils ont
blasphèmé...
A Antoby, on prend en charge les gens qui sont "possédés par le démon"
et c'est l'église Luthérienne qui s'occupe de ce centre. Il y a donc une
connotation religieuse et une fréquentation avec un éventail très
large.
La relation que je pouvais avoir avec les patients était en rapport avec
ce qu'ils étaients. Certains me parlaient. D'autres me regardaient avec
un regard dans le vide. Je me souviens d'une patiente, dans un état de
léthargie, qui ne parlait jamais. Je restais à côté d'elle... Et un jour
elle s'est retournée vers moi et elle a souris.
Il y avait une autre personne qui me reconnaissait à chaque fois que je
venais, et qui me souriait. Et puis il y a un autre patient, dans un
état de crise, qui a essayé de me sauter dessus pour me frapper.
Mais avec le temps, quelque chose se passait, s'est instauré... mais je
ne peux pas mettre de mots dessus.
Je pense que pour eux, dans une journée où il ne se passait rien, le
fait de voir arriver quelqu'un d'étranger, qui vennait passer du
temps... Cela leur a peut-être apporté quelque chose, j'espère en tous
cas.
Qu'est-ce qui vous a le plus touché durant le reportage ?L'extrême fragilité de ces gens. Et l'extrême
dénuement dans lequel ils sont.
Fragilité, pas dans le sens psychologique du terme, mais de manière
générale. Il y a une photo qui me touche beaucoup et que j'ai encore du
mal à voir, c'est
le jour de la toilette.
De voir ces gens nus sur le béton en train de se laver, on a
l'impression qu'à ce moment là, l'être humain n'est pas grand chose et
se révèle extrêmement fragile.
Mais autre chose m'a également touché. Il faut savoir que le centre vit
grâce aux dons des paroissiens. Ils ont un budget de 150 euros par mois
pour s'occuper d'environ 150 personnes. La plupart sont accompagnés par
des proches qui prennent en charge la nourriture, mais les autres sont
pris en charge par l'église Luthérienne. Les chaînes sont là bien sûr,
et la dignité humaine en prend vraiment un coup, mais ils m'ont
expliqués qu'ils n'avaient pas les moyens de construire des cellules
individuelles, d'avoir un suivi thérapeutique, d'avoir tous les moyens
médicaux modernes à leur disposition. Et sans ce centre, ces gens
seraient à la rue, livrés à eux-mêmes.
Lorsqu'un patient est guéri, il se voit offrir la possibilité d'avoir un
lopin de terre, sur lequel il va contruire une petite cabane, de suivre
une formation pour devenir lui-même guérisseur - une sorte de formation
théologique en fait - et de venir enrichir la communauté des bénévoles.
Il y a aussi cet autre aspect que j'ai trouvé touchant : une sorte de
structure sociale qui fonctionne, mais dans des conditions... que j'ai
montrées à travers mes images.
Comment s'est structuré votre travail ? Est-ce possible de montrer la folie ?La montrer sur une image, cela voudrait dire qu'à la
base on sait ce qu'est la folie. Mais je n'aurai pas la prétention de
savoir ce qu'est la folie, ou la conscience, ou l'inconscience. Par
contre, mon travail a effectivement été d'essayer de me rapprocher
d'eux, de leur état, et d'observer. J'aurai tendance à dire que c'est un
égarement dans un monde qui n'a pas de formes, et pour lequel on n'a
aucun point de repère.
Finalement, la structuration de mon travail s'est fait par rapport à des
moments clés : les
séances d'exorcisme (dimanche et lundi après-midi à l'église), la
toilette du jeudi matin et des moments autres où il ne se passait rien, où régnait un calme
absolu. Je pouvais rester très longtemps avec les gens sans qu'il ne se
passe rien. Finalement, j'ai observé, je n'ai pas voulu démontrer quoi
que ce soit, j'ai essayer de m'approcher de ce qu'ils étaient, de là où
ils pouvaient être.
Pourquoi avoir fait le choix du format carré ?C'est par rapport à une passion pour le portrait.
J'ai commencé à en faire avec des musiciens de jazz. J'avais un ami qui
faisait beaucoup de portraits carrés, je trouvais cela magnifique. J'ai
continué à en faire, c'est un choix personnel et graphique.
Sur des sujets comme l'enfermement, l'image est plus contrainte,
l'espace est plus restreint, et finalement cela est plus approprié.
Peut-on comparer votre reportage à celui effectué par Depardon à l'hôpital San Clemente en 1982 ?Se comparer à Depardon... Des gens comme Depardon
m'ont effectivement inspiré par leur choix des sujets et la manière
qu'ils ont de les traiter. Il n'y a pas que lui d'ailleurs, il y a aussi
William Eugene Smith qui a fait un reportage photo très fort sur un
asile psychiatrique à Haïti.
Ce sont vraiment des photographes qui m'ont inspiré, avec à la fois leur
approche humaine et une écriture photographique intéressante. Ils font
parti des gens qui m'ont donné envie.
Après un mois et demi dans un centre psychiatrique, que retenez-vous de la folie ? N'avez-vous pas eu peur de devenir fou ?Peur de devenir fou, non... J'ai eu beaucoup de mal à rentrer en France,
et à me réhabituer à un mode de vie occidental plutôt consumériste et
très éloigné du quotidien du centre d'Antoby. Finalement, les questions
que j'ai été amené à me poser sont : "Comment traite-t-on la folie chez
nous ? De quels modes de guérison disposons-nous ? L'état de notre
connaissance sur la folie est-il si important que cela ? Est-ce que la
camisole chimique n'est pas également un mode d'enfermement ?".
Est-ce qu'un jour on ne se rapproche pas de quelque chose qui pourrait
faire que l'on bascule, je n'en sais rien... Mais avoir peur de la
folie, non, car cela ne sert à rien d'en avoir peur.