La naissance de l'adolescence
C'est du xixe siècle que nous avons hérité nos perceptions contrastées
de l'adolescence, entre « crise » et « âge de tous les possibles ».
La logique voudrait que l'adolescence ait toujours existé.
Pourtant, cet âge charnière de la vie a longtemps été ignoré : on
passait directement de l'enfance à l'âge adulte. Une autre croyance la
voit comme une fabrication récente d'un xxe siècle plus enclin à prendre
en compte les particularités et les difficultés de sa jeunesse. C'est
en fait au xixe siècle qu'émerge la notion d'adolescence comme âge
spécifique de la vie. Dans une recherche d'histoire culturelle
(1), Agnès Thiercé offre une généalogie de la
notion et montre comment les perceptions, d'abord négatives, de
l'adolescence ont fortement évolué et sont à l'origine de nos
représentations actuelles.
Au xixe siècle, médecins et pédagogues, fortement imprégnés des
idées rousseauistes, voient d'abord dans l'adolescence une période
particulièrement critique, liée à la puberté. Un âge « bâtard »,
« gauche », « ingrat » aussi bien physiquement que moralement. Le manque
de lucidité, la propension à la rêverie, l'inexpérience sont associés à
l'explosion des passions :
« L'adolescent est raisonneur, il n'est
pas raisonnable »... Le xixe siècle invente, selon l'auteur,
l'expression de « crise de l'adolescence ». Les phobies qu'elle suscite
sont d'ailleurs à l'image des hantises de l'ordre bourgeois : explosion
de la sexualité, peur des « amitiés particulières » chez les garçons, de
l'hystérie féminine, des révoltes et des « insubordinations
lycéennes ».
Dans les milieux éducatifs, les « Manuels de maîtres d'études »
regorgent de recommandations appelant à la plus grande vigilance pour
canaliser les mutineries et les influences néfastes des jeunes gens
« corrompus et corrupteurs »...
Cette « altérité critique et dangereuse » qu'est l'adolescence ne
concerne pas que les enfants de la bourgeoisie, seuls à bénéficier
d'une scolarisation dans les collèges religieux ou les lycées. Les
discours, souvent issus des milieux religieux, catholiques ou
protestants, dénoncent le climat de perversion dans lequel vit la
jeunesse prolétarienne. Entre la première communion et le service
militaire, considérés comme les rites d'entrée et de sortie de
l'adolescence, les jeunes des milieux populaires sont le plus souvent
livrés à l'
« atmosphère pernicieuse » des ateliers où sévissent
brimades et vices de toutes sortes, où
« la sobriété et l'honnêteté
sont ridiculisées ».
C'est au tournant du xixe siècle que la dénonciation par des
juges et des psychologues d'
« une criminalité adolescente
effrayante » suscite des inquiétudes : ceux que l'on appelle « les
apaches », jeunes ouvriers déclassés passés à la délinquance, font
l'objet d'articles alarmants dans la presse. Des tribunaux pour enfants
et adolescents sont créés en 1906, mettant en oeuvre une pénalité
intermédiaire pour les 13-18 ans. Mais les cas de jeunes criminels de 18
ans condamnés à mort ne sont pas rares (dans l'année 1901, sur 18
condamnés à mort, 11 étaient des mineurs).
Un retournement des représentations
L'adolescence serait-elle un âge criminogène ? Faut-il incriminer
certains caractères psychophysiologiques de l'âge ? C'est le parti de
la psychologie italienne et de son représentant le plus illustre, le
docteur Cesare Lombroso. En France, dans les années 1890, les
psychologues sociaux comme Gabriel Tarde préfèrent mettre en cause
l'environnement d'une jeunesse laissée à l'abandon. Un discours
scientifique sur l'adolescence est en pleine gestation. L'école
évolutionniste américaine (avec, en particulier, les travaux de
Granville Stanley Hall) voit dans l'adolescence une manifestation
d'atavisme primitif, résurgence des sociétés humaines non encore
civilisées. En France, des psychologues comme Gabriel Compayré et Pierre
Mendousse (auteur de
L'Ame de l'adolescent, 1909) préfèrent
dédramatiser l'adolescence. De la notion d'état critique, l'adolescence
devient une « évolution cruciale » que le psychologue Edouard Claparède
définit comme la
« période des intérêts éthiques et sociaux ».
C'est en fait la Troisième République qui fera de l'adolescence
une classe d'âge à part entière. Avec l'instauration des lois scolaires
(1881), la scolarité obligatoire s'arrête à 12 ans (ce n'est qu'en 1936
qu'elle est prolongée à 14 ans). Mais à partir des années 1890, toute
une série d'initiatives vise à éduquer la jeunesse populaire. A côté des
écoles primaires supérieures destinées aux classes moyennes, se met en
place un encadrement postscolaire pour les apprentis et les jeunes
ouvriers : patronages laïques, enseignement professionnel obligatoire
sous forme de cours du soir, créations de maisons de l'adolescence
(ancêtres de nos M.J.C.), de mutuelles, de fêtes... Dans ces projets
solidaristes, domine une volonté politique des réformateurs sociaux : il
s'agit pour la République encore fragile de se garantir la loyauté et
le civisme des jeunes. La jeunesse est l'enjeu principal du combat pour
la laïcisation, et les Eglises - catholiques et protestantes -
multiplient elles aussi leurs structures d'encadrement sous forme de
patronage, de scoutisme (créé en 1908), de camps de vacances...
Dans les milieux pédagogiques, à partir des années 1900 se
développent des initiatives liées aux travaux des psychologues ainsi
qu'aux idées de l'éducation nouvelle : allègement d'une discipline trop
rigoureuse dans les lycées et à l'université, développement de
l'éducation sportive, expériences autodisciplinaires...