LA MAISON DU PERE
Par une belle journée d’automne, le vieux mourut.
Comme à son habitude depuis des années, il partait faire une
promenade de 10heures à 11heures, puis s’asseyait pour se reposer sur un
banc installé sous le tilleul. C’est là qu’on le trouva, la main encore
crispée sur le pommeau de sa canne. Mort.
Son fils arriva dans l’après-midi avec sa femme et leurs deux
enfants. Ils furent accueillis par l’aide ménagère, en larmes, qui
ressassait la découverte du corps, ponctuant son récit de « pauvre monsieur Marcel »ou, plus étonnant, de « pauvre de moi ». Pendant
que les enfants jouaient à la balançoire en faisant nettement moins de
bruit que d’habitude, par un respect intuitif des occasions
solennelles, et pendant que sa femme, pleine de sens pratique, sortait
les draps pour préparer leurs lits, le fils resta seul auprès de son
père, qui était allongé sur son lit, les mains croisés sur son ventre,
dans ses vêtements du matin : pantalon en velours côtelé retenu par une
ceinture en cuir tressé, chemise à carreaux, gilet en shetland. Sa
parka était accrochée au dossier d’une chaise. Le fils regardait son
père sans parvenir à ressentir quoi que ce soit de précis. Le vieux
semblait dormir, mais déjà son teint virait au gris, et ses joues
semblaient se creuser davantage. Le fils caressa doucement la main aux
doigts crochus, rectifia le pli du pantalon, remarqua la traînée de
crasse derrière l’oreille. Puis se trouvant un peu gourd, finit par
s’asseoir sur la chaise, perdu. Il entendit le téléphone sonner, sa
femme qui répondait à voix basse, puis qui vint lui dire que sa sœur
n’arriverait au mieux que le lendemain à condition qu’ elle trouve une
place dans un vol.
Le soir, à table, autour d’un repas préparé à la va vite, on parlait
peu, et on évitait de regarder la place du vieux, en bout de table. Puis
le petit se mit à pleurer parce qu’il avait peur de dormir à côté de la
chambre du papi. Les pleurs prenant de l’ampleur et menaçant de durer
toute la soirée, on finit par le coucher dans la chambre de ses parents
où il s’endormit de suite.
Le grand, privé de son compagnon de jeux, s’en alla rapidement dans sa chambre, en grommelant qu’il avait peur lui aussi.
Le fils sortit dans la terrasse. Le soir était brumeux et frais. On
entendait coasser un crapaud de l’étang voisin. Le fils se rappela ses
parties de pêche aux grenouilles dans cet étang, avec ses cousins, et
leur peur frousse quand ils étaient poursuivis par le propriétaire du
champ en principe interdit de passage. La maison qu’il voyait en
contrebas était celle de sa tante, mais elle fut vendue au moment du
partage, et c’était désormais une famille de Villeneuve qui s’y était
installée. Il les avait à peine croisés une fois ou deux lors de ses
rares visites au père.
Le fils alla s’asseoir sur le banc sous le tilleul, à l’endroit où
son père était assis ce matin encore. Cette maison allait être vendue.
Sa sœur, qui ne venait déjà plus souvent, avait depuis longtemps déserté
la famille pour s’installer à Londres, et elle avait toujours manifesté
un dédain pour cet endroit qui pourtant les avait vus naître et
grandir. Lui-même n’y revenait que de loin en loin, mais il aimait cette
maison dont il connaissait tous les coins et recoins, l’odeur de pommes
séchées à la cave et celle de la cuisine au beurre du vivant de sa
mère. Il aimait les moments de marche silencieuse en compagnie de son
père dans les sentes herbeuses encore mouillées par la rosée, le cri
paniqué du faisan qui battait des ailes devant eux, le coup de fusil du
père suivi du bruit de leurs pas accélérés. Parfois ils revenaient
bredouilles, mais le père était malgré tout heureux et ébouriffait
affectueusement ses cheveux. Le fils se rendit compte que c’étaient des
souvenirs anciens, que cela faisait déjà longtemps qu’il n’était plus
sorti avec son père, que ses dernières visites se réduisaient à un
repas rapide qui se terminait toujours par une rasade de mirabelle ou de
poire williams, suite à quoi il attendait la fin de la sieste du père
pour partir, accompagné par un immanquable « tu pars déjà ? tu restes pas coucher cette nuit ? » qui sonnait chaque fois comme un reproche au fils. Ce soir je vais rester avec Nadine et les enfants, mais tu n’es plus là pour le voir.
Le portable sonna, c’était son associé qui prenait des nouvelles et
disait les phrases qu’on dit habituellement dans ces occasions. Le fils
répondit de la même façon gênée ( car il était pas habitué à ces choses
là, le deuil ne faisait plus partie de la vie sociale, on ne le
partageait plus) et essayait de donner des prévisions sur la durée de
son absence, peut-être la semaine, le temps des obsèques et des
premières dispositions, après il faudrait certainement revenir pour la
vente. Eh oui que veux- tu, ma sœur et moi on a chacun notre vie ailleurs, on voit pas ce qu’on peut faire d’autre ?
L’appel terminé, il alluma une cigarette et souffla lentement la fumée
en regardant rougeoyer le bout incandescent de la cigarette. Il se
sentit alors empli de tristesse et de solitude.
Plus tard, dans sont lit, il pensa alors
aux longues heures qui allaient s’égréner avant le jour.