Les situations d’intégration à l’école marocaine
La pédagogie de l’intégration, mise en œuvre progressivement dans
le système éducatif marocain depuis quelque temps, ne cesse de faire
couler de l’encre et de susciter des débats passionnés dans les milieux
des chercheurs, des enseignants des parents et des élèves. Dans la
présente contribution, nous ne mettrons pas en lumière les tenants et
aboutissants de cette pédagogie dont le choix est dicté par des
considérations idéologiques, économiques et épistémologiques profondes
qui échappent à nombre de ceux qui font le plaidoyer ou le réquisitoire
de ce nouveau paradigme pédagogique. Nous nous attacherons à mettre en
lumière quelques impertinences, pour ne pas dire incorrections, qui
entachent l’opérationnalisation de la pédagogie de l’intégration. Il
s’agit en l’occurrence de ce qu’on appelle «les situations
d’intégration».
Appelée dans la littérature pédagogique
«situation cible», «situation d’intégration» ou «situation-problème»,
cette notion occupe une place centrale dans la pédagogie de
l’intégration voire elle constitue la pierre angulaire dans ce nouveau
paradigme. En effet, ces situations sont le couronnement de tous les
apprentissages ponctuels ayant fait l’objet d’un
enseignement-apprentissage au cours des semaines précédant – et
préparant – l’intégration des acquis dans le cadre du «module
d’intégration». En d’autres termes, les leçons de grammaire – par
exemple en français – de conjugaison, de lexique, d’orthographe, d’étude
de texte, etc. ne sont pas une fin en soi : elles n’acquièrent leur
sens et leur importance que dans la mesure où elles permettront à
l’apprenant de résoudre une situation-problème quelconque, en mobilisant
ces différentes ressources (grammaire, conjugaison, orthographe…).
Bref, en développant une compétence.
Or, la construction d’une
situation-problème n’est pas une tâche aisée pour un bon nombre
d’enseignants qui n’ont pas encore assimilé l’esprit de la pédagogie de
l’intégration pour plusieurs raisons dont principalement : une formation
à la va-vite caractérisée par l’improvisation, une résistance spontanée
de la part de ces enseignants timorés à tout ce qui est nouveau et qui
risque de bouleverser leurs pratiques pédagogiques anciennes, le
caractère peu ou prou compliqué de cette approche innovante.
À
notre sens, la principale cause de cet imbroglio tient au fait que le
ministère de l’Education nationale, par un excès de zèle, a voulu faire
les choses un peu trop vite : les décideurs ont sommé les enseignants de
mettre à contribution les «situations d’intégration» dans leur pratique
ancienne qui s’inscrit dans la PPO (pédagogie par objectifs), ce qui
constitue une inconséquence absurde. La PPO, bien qu’elle puisse servir
par certains aspects la pédagogie de l’intégration, ne permet point de
développer des compétences chez l’apprenant : la première morcelle les
savoirs alors que la seconde les «intègre». En d’autres termes,
l’introduction des situations d’intégration dans la pratique pédagogique
nécessite impérativement la refonte et le remaniement des programmes,
des curriculums et des manuels scolaires qui doivent être conçus dans
l’esprit de l’approche par compétence.
On pourrait arguer que les
manuels scolaires en vigueur dans l’école marocaine sont conçus selon
les exigences de l’approche par compétence : ce n’est là qu’un argument
spécieux. Les cahiers des charges, édités à l’intention des concepteurs
et des éditeurs, qui ont servi de plate-forme pour la conception de ces
manuels parlent explicitement de «compétence», mais ces manuels ne sont
pas sous-tendus par les compétences ; ils sont élaborés dans l’esprit de
la pédagogie par objectifs. Les enseignants avertis, les concepteurs
des manuels et les chercheurs le savent pertinemment.
Les
responsables du système éducatif semblent être conscients de cette
anomalie handicapante ; aussi ont-ils voulu tendre la perche aux
enseignants qui ne savaient à quel saint se vouer : ils ont concocté des
cahiers de situations à l’usage des professeurs de l’école primaire et
ceux du second cycle collégial.
Or, un examen minutieux des
situations proposées dans ce document officiel met en évidence des
inexactitudes pour ne pas dire maladresses qui trahissent un certain
bâclage endémique auquel nous ont habitués quelques responsables
préférant les palliatifs et les pis-aller à un travail de fond, afin de
donner l’impression que les choses avancent comme cela était planifié.
Dans les cahiers des situations élaborées par le ministère, nous
ne retiendrons – pour la commodité de la contribution – que deux
exemples illustratifs qui renseignent sur les autres situations :
1. Français – 1ère année – Compétence 1 – Palier 2 – Situation 1 ;
2. Français – Niveau : 3 – Compétence 1 – Palier 2 – Situation 2.
Dans
la première situation, on propose aux apprenants un texte (conte/fable)
accompagné de trois questions dont les deux premières sont relatives à
la compréhension, et la troisième à la production ou plutôt à la
reproduction (Raconte à tes camarades cette histoire à ta manière).
L’appellation «situation» au sens pédagogique que confère la pédagogie
de l’intégration à cette notion est incontestablement abusive. Le
travail proposé aux élèves n’est plus ni moins qu’un exercice classique
similaire à tous points aux exercices proposés dans le cadre de la
pédagogie par objectifs.
Pour juger de la pertinence de cette
soi-disant situation, nous rappelons quelques caractéristiques
essentielles de la situation d’intégration. Les auteurs ayant travaillé
sur la notion de situation didactique sont unanimes quant à ces
caractéristiques.
Pour eux, une situation d’intégration doit :
-
être complexe : «Elle n’est (…) ni une simple application d’une règle,
d’une formule, d’une loi, encore moins un exercice systématique» ;
-
être nouvelle : «La notion (…) de résolution d’une situation-problème
n’a de sens que si cette situation est nouvelle pour l’élève. Cela
signifie qu’un obstacle nouveau doit se présenter à lui (elle). (…) Elle
doit surprendre l’élève, le déstabiliser».
- doit véhiculer
des valeurs positives : elle «contribue aux objectifs plus larges,
contribue à installer les valeurs qui fondent le système éducatif. (…)
On doit évoquer ici les grandes problématiques de société que sont la
préservation de l’environnement, l’éducation à la paix et à la
citoyenneté, la lutte contre le sida, l’égalité des sexes, la
mondialisation, et d’autres encore. » «Une situation qui n’est jamais
neutre » ;
- être significative pour l’élève : «Des situations qui
tentent de produire du sens, qui mettent les savoirs, les savoir-faire
en lien avec la vie quotidienne, la vie professionnelle. La fonction
opérationnelle est un élément important dans la mesure où elle pose, aux
yeux de l’élève, la question "Quel sens cela a-t-il de résoudre cette
situation qu’on me soumet?"»
Toutes ces caractéristiques, et
d’autres encore qu’on n’a pas évoquées, sont une condition sine qua non
pour la construction d’une situation d’intégration digne de ce nom. Or,
elles ne se profilent pas dans la situation proposée aux élèves dans le
cahier de situations. D’abord, l’apprenant n’est pas placé devant un
problème qui requiert la mobilisation de ses savoirs et savoir-faire en
vue de la résolution ; on lui demande simplement de répondre à des
questions ou dans le meilleur des cas à «réécrire», donc à «restituer»
un savoir. Ensuite, ladite situation ne véhicule pas des valeurs
sociales, morales, religieuses. Au contraire, elle véhicule des
antivaleurs : la ruse, la peur, la violence. Dans tous les cas,
l’apprenant aura du mal à saisir la portée sociale, fonctionnelle et
pragmatique de cette présumée situation. Cela est d’autant plus vrai que
cette dernière est invraisemblable : le loup a peur de la chèvre, la
chèvre qui squatte la demeure du loup… Cette invraisemblance s’inscrit
en faux contre l’esprit de la pédagogie de l’intégration qui exige que
les situations didactiques, de manière générale, si elles ne ressemblent
pas aux situations de la vie quotidienne, doivent au moins être
vraisemblables.
Pour toutes ces raisons, la situation 1 – 1ère
année – Compétence 1 – Palier 2, n’est qu’un simple exercice scolaire
qui se pratiquait jadis sous le nom de «reconstitution de texte».
Dans la situation 2, proposée aux apprenants du primaire, plusieurs remarques s’imposent.
Tout
d’abord, le caractère invraisemblable de ladite situation qui est
censée destinée à tous les élèves qu’ils résident dans une grande ville,
une bourgade reculée ou un douar oublié dans un coin du pays. Or, y
a-t-il une gare dans tous ces lieux ? Peut-on imaginer un père qui
habite dans les quartiers périphériques envoyer son enfant de huit ans à
la gare située à quelques kilomètres pour demander des informations sur
l’horaire des départs et des arrivées des autocars, sachant que les
pédophiles et les criminels de tous poils rôdent dans les quartiers des
villes ? Y a-t-il des bureaux de renseignements dans les gares routières
du Royaume ? Les autocars respectent-ils les horaires de départ et
d’arrivée ?
Mais ce qui est aberrant dans cette situation, c’est
son déphasage avec la réalité. Au moment où l’on peut se renseigner via
le téléphone ou même Internet, on demande à un petit de se rendre à la
gare ?
Par ailleurs, cette situation comporte une anomalie qui
fait hérisser les cheveux de la tête : le support iconique comporte un
tableau indiquant les horaires de départ de Fès et de Rabat et les
horaires d’arrivée à Casablanca. En se rendant à la gare, l’enfant n’a
pas besoin de demander des informations au préposé dans le bureau des
renseignements ; il n’a qu’à jeter un coup d’œil sur le tableau
d’affichage pour obtenir l’information nécessaire. Dans ce cas, les
élèves avertis peuvent se dire qu’ils n’ont pas besoin de saluer, comme
le demandent les consignes, le monsieur, de lui demander des
renseignements et de le remercier, étant donné que ces renseignements
sautent aux yeux. Et ils ont pleinement le droit de raisonner ainsi.
D’ailleurs, c’est ça la compétence : chercher l’information, la
consigner sur un bout de papier ou un calepin en vue de l’utiliser
éventuellement pour la résolution d’un problème (ne pas rater le
départ, ne pas être en retard…).
Force est de constater que la
portée fonctionnelle de cette « situation » est escamotée. En effet, le
père a demandé à son enfant de se renseigner ; l’information n’est pas
une fin en elle-même : elle doit servir à quelque chose. Or, les
consignes accompagnant le support iconique ne prévoient pas le retour de
l’enfant à la maison et la communication des informations au père.
Un
dernier élément attire l’attention dans cette « situation » : le mot
« aide » dans la troisième consigne. Fournir des informations est le
«devoir» du préposé au bureau des renseignements et non une «aide». Ce
lapsus est hautement révélateur quant à la représentation que notre
société a des fonctions et des tâches qui sont perçues comme un
«plaisir» ou une «faveur».
En somme, la construction d’une
situation-problème, qu’elle soit une situation d’intégration ou une
situation d’installation des ressources, répondant aux exigences de la
pédagogie de l’intégration, requiert une grande vigilance et une
assimilation profonde de l’esprit de l’approche par compétences et de la
pédagogie de l’intégration. Aussi est-il impérieux de ne pas faire dans
le bâclage et l’improvisation.
Références
Cahier des situations du ministère de l’Education nationale (primaire)
Cahier des situations du ministère de l’éducation nationale (collège)
DEGAILLAIX É., Meurice B., Construire des apprentissages à l’école, De Boeck
GÉRARD F.-M., Évaluer des compétences, De Boeck
JONNAERT P., ETTAYBI M., DEFISE R., Curriculum et compétences, De Boeck
MASCIOTRA D., MOREL D., ROTH W.-M., Énaction : apprendre et enseigner en situation, De Boeck
REY B., CARETTE V., KAHN S., Les compétences à l’école, De Boeck
ROEGIERS X. et al. Les pratiques de classe dans l’APC, De Boeck
ROEGIERS X., Des situations pour intégrer les acquis scolaires, De Boeck
Lundi 16 Mai 2011
Par Mustapha LAABOU (Professeur agrégé)
LA SOURCE LIBERATION