Des savoirs aux compétences: les incidences sur
le métier d'élève// Philippe Perrenoud
Les élèves Les transformations qui affectent le métier d’élève appellent une autre analyse. Même s’ils restent à l’école dix à quinze ans de leur vie, les élèves ne font que passer dans une classe, ils progressent dans le cursus et affrontent de nouveaux apprentissages. Ils ne peuvent guère devenir de véritables partenaires d’une réforme globale d’un ordre d’enseignement, qui souvent s’amorce avant leur venue et se développe après leur départ.
Les élèves peuvent, en revanche, en général sans le savoir, rendre difficile la mise en œuvre des réformes qui touchent à leur métier. D’où la nécessité d’analyser les transformations de la condition et du métier d’élève induites par une nouvelle politique de l’éducation. Les résistances des professeurs sont d’ailleurs en partie liée à l’anticipation des résistances ou des stratégies de fuite des élèves. "
Ça ne marchera jamais ! " veut dire souvent : " ils " n’entreront pas dans un tel contrat didactique, dans une telle redéfinition de leur métier. L’expérience prouve le contraire : lorsqu’ils sont confrontés à des enseignants qui tentent réellement d’accroître, donc de négocier le sens du travail et des savoirs scolaires, les élèves, après une période de scepticisme, sont en général " preneurs " et ils se mobilisent si on leur propose un contrat didactique vraiment respectueux de leur personne et de leur parole. Ils deviennent alors des partenaires actifs et créatifs, qui coopèrent avec l’enseignant pour créer de nouvelles situations-problèmes ou à concevoir de nouveaux projets.
Il reste à affronter cette reconversion des postures et des stratégies des élèves. Pour le faire sereinement, il n’est pas inutile de mesurer ce que l’approche par compétences leur demande.
Engagement
On ne construit des compétences qu’en affrontant de vrais obstacles, dans une démarche de projet ou de résolution de problèmes. Or, comme le dit parfois Philippe Meirieu, chacun voudrait savoir, mais pas forcément apprendre. Pour persévérer face à l’obstacle plutôt que de le contourner ou de renoncer au projet, il faut plus que la motivation scolaire traditionnelle, mélange de désir de bien faire, de plaire, de ne pas avoir d’ennuis…
La démarche orientée vers la formation de compétence exige de l’étudiant une beaucoup plus forte implication dans la tâche. Non seulement une présence physique et mentale effective, requise par les autres élèves autant que par l’enseignant, mais un investissement impliquant imagination, ingéniosité, suite dans les idées, etc.
Cela modifie considérablement le contrat didactique et interdit à l’élève de se replier aussi facilement dans une prudente passivité.
Transparence
Le travail scolaire traditionnel encourage à ne présenter que des résultats, alors que l’approche par compétences rend visibles les processus, les rythmes et les façons de penser et d’agir. L’élève est beaucoup moins protégé et le jugement des autres ne porte pas sur son classement en vertu de normes d’excellence abstraites, mais sur sa contribution concrète à l’avancement du travail collectif. Le jeu du chat et de la souris qui se jouent traditionnellement entre maîtres et élèves, notamment au moment de l’évaluation, n’a pas de sens dans le cadre d’une tâche collective (Perrenoud, 1984).
Coopération
Une approche par compétences ne permet pas de se retirer sous sa tente, même pour bien travailler. Un projet d’envergure ou un problème complexe mobilisent d’ordinaire un groupe, font appel à diverses habiletés, dans le cadre d’une division du travail, mais aussi d’une coordination des tâches des uns et des autres. Pour certains élèves, cela représente une rupture avec leur façon de vivre l’école et peut-être de se protéger des autres. L’image que donnent les adultes qu’ils côtoient peut affaiblir la crédibilité de l’appel à la coopération : "
Faites comme je dis… "
Ténacité
Les exercices scolaires traditionnels sont des épisodes sans lendemain. Fais ou inachevés, justes ou faux, ils " passent à la trappe " assez vite, pour être remplacés par d’autres. Dans une démarche de projet, l’investissement est à plus long terme, on demande aux élèves de ne pas perdre de vue l’objectif et de différer leurs satisfactions jusqu’à l’aboutissement final, parfois plusieurs jours ou plusieurs semaines plus tard.
Responsabilité
Alors que les exercices scolaires sont sans conséquences pour autrui, une approche par compétences s’attaque à de vrais problèmes, dans la " vraie vie ", et concerne souvent des gens qui n’appartiennent pas à la classe, comme destinataires du projet ou personnes-ressources dont la coopération est essentielle. Les pédagogies du projet vont dans ce sens. L’élève prend donc des responsabilités nouvelles vis-à-vis de tiers.
Il en assume aussi à l’égard de ses camarades, car si on ne peut pas compter sur lui, s’il abandonne le navire en cours de route, s’il ne fait pas sa part du travail, cela handicape l’ensemble du groupe. Alors que l’élève qui ne fait pas ses exercices ou ses devoirs à domicile ne nuit qu’à lui-même, l’approche par compétences l’insère dans un tissu de solidarités qui limitent sa liberté.
Stratégies de changement
L’approche par compétences transforme considérablement le métier d’enseignant et le métier d’élève, et sans doute les métiers des cadres et des autres professionnels intervenant au collège. Faut-il s’étonner que la perspective de telles transformations se heurtent à des résistances ?
Le pire serait de considérer que ce sont des résistances irrationnelles au changement. Elles sont au contraire plusieurs " raisonnables ", si l’on admet que la raison est parfois l’envers de l’audace :
1. La justification de la réforme n’est pas suffisamment explicite ou convaincante.
2. L’approche par compétences est comprise très diversement et parfois pas comprise du tout.
3. Lorsque ce qu’on comprend apparaît très proche, avec d’autres mots, de ce qu’on fait déjà, on se dit "
Beaucoup de bruit pour rien ".
4. Lorsqu’au contraire cela semble une révolution, on demande à voir la preuve que c’est plus efficace. Or, cette preuve est souvent discutable et fragile, des expériences à petite échelle n’emportent pas l’adhésion.
5. Les conditions de
faisabilité optimale apparaissent rarement toutes réunies : information, formation, temps, moyens matériels et pédagogiques, bonne volonté des usagers, continuité des politiques publiques.
6. Il est rare que la majorité des enseignants se soit sentie consultée et associée au processus de décision.
En réalité, toute réforme importante est un pari qu’il vaut mieux prendre et assumer collectivement, en prenant solidairement des risques raisonnables. Ensemble ne signifie pas que tous les enseignants et tous les cadres seront convaincus. Il suffit d’une courte majorité, voire d’une minorité assez large et dispersée pour entraîner le système. Il est inévitable que tout changement divise l’opinion, aussi bien dans le public que dans la communauté professionnelle. Il est très difficile d’associer à la genèse d’une réforme cette importante fraction du corps enseignant qui se désintéresse de la politique de l’éducation aussi longtemps qu’on n’en perçoit pas les incidences sur l’existence quotidienne.
Il est donc normal que le projet soit d’abord reçu comme une utopie, une folie, un gadget, une fantaisie ministérielle, un rêve de technocrate, un coup d’épée dans l’eau ou toute autre qualification aussi élogieuse… Le véritable travail d’innovation commence à ce moment, Or, la meilleure façon de ne pas l’entreprendre est de considérer les résistances comme irrationnelles, soit pour les ignorer, soit pour réexpliquer à l’infini que tout va bien, que la réforme est bien pensée et a réponse à tout. Il importe au contraire de
collectiviser l’incertitude, de reconnaître les limites de toute programmation du changement et d’inviter les gens de bonne foi, ceux qui veulent le progrès de l’école, à participer à la régulation du processus. Pour cela, il faut naturellement leur faire une place et accepter de renégocier une partie des orientations, des modalités, du calendrier. Les initiateurs d’une réforme doivent alors suivre un chemin de crête : à trop défendre leur premier projet, ils rejettent dans le camp des adversaires des alliés potentiels, d’accord sur les grandes lignes mais qui souhaitent s’approprier le projet, y mettre leurs mots et leurs préoccupations ; à trop ouvrir le projet, on court le risque inverse : la réforme obtient une large adhésion, mais perd sa cohérence et sa force…
Le plus difficile n’est pas de composer avec les idéologies des uns et des autres. C’est de travailler sur les véritables résistances au changement, tout aussi rationnelles, mais moins avouables. La rationalité n’est plus alors celle du progrès du système, mais celle de l’équilibre de chacun dans le système. Il est difficile de dire tranquillement qu’on s’oppose à une réforme parce qu’elle vous complique la vie, vous donne trop de travail, met en évidence vos zones d’incompétence, menace le fragile équilibre construit avec les élèves ou les collègues, vous oblige à des deuils insupportables, vous éloigne de vos raisons d’enseigner, vous met en défaut ou ranime vos vieilles angoisses des débuts. C’est pourtant ce qu’il faudrait oser et pouvoir dire, pour travailler à partir de ces réactions très raisonnables. Nul n’est assez fou pour contribuer à un changement qui le met en difficulté ?
Il n’y a pas de recette pour cette phase d’une réforme, sinon le " parler vrai ", le renoncement à utiliser contre l’autre tout ce qu’il dira de sincère, qui l’expose au jugement d’autrui. Nier les transformations du métier d’enseignant, les minimiser ou en appeler simplement au professionnalisme pour les assumer avec le sourire, voilà qui n’est pas à la hauteur du défi et renvoie chacun à son for (ou son fort ?) intérieur. Je ne puis ici développer une stratégie de changement convenant spécifiquement à la réforme du collégial au Québec, mais seulement rappeler quelques idées simples, valables plus largement :
a. On ne change pas très vite, il faut prendre le temps nécessaire au changement des attitudes, des représentations, des pratiques.
b. On ne change pas tout seul, il faut entrer dans une démarche collective.
c. On ne change pas sans ambivalences ni conflits.
d. On ne change pas dans la peur ou la souffrance, pas plus que dans l’indifférence.
On le voit, toute réforme s’appuie sur un état du processus de professionnalisation et peut y contribuer, ou au contraire le faire régresser, selon l’attitude des réformateurs.